December 17, 2008

Les inquiétudes de Monsieur Carney

Dans un discours ce matin le gouverneur de la Banque du Canada a invoqué Keynes en s'inquiétant de ce que nous avons analysé ici bas comme une situation de Trappe à liquidité.

Voici l'extrait en question:
" .... ce que Keynes appelait le « paradoxe de l'épargne ». Il peut sembler rationnel sur le plan individuel que les particuliers souhaitent épargner plus et les entreprises investir moins en période d'incertitude économique. Toutefois, si ce comportement est généralisé, il devient collectivement irrationnel. La crainte d'une récession alimente la récession. De même, une banque peut décider de mobiliser des capitaux en prévision d'un accroissement des pertes sur prêts pendant un ralentissement économique. Si toutes les banques agissent ainsi, elles exacerberont le ralentissement et accroîtront leurs pertes éventuelles."

Vous pouvez lire l'entièreté du discours ici

Les désirs contradictoires de la finance et les origines profondes de la crise actuelle, y'en aura pas de facile...

Ceux qui espéraient voir la baisse importante du taux directeur de la banque du Canada se traduire en diminution du coût de leurs prêts hypothécaires, de leurs dettes d'études ou de celles finançant leur consommation courante furent déçu la semaine dernière. C'est en effet avec une certaine indignation mêlée d'incompréhension que les clients des grandes institutions financières canadiennes réalisèrent que celles-ci ne comptent pas suivre la banque centrale. Malgré l'injection depuis un an de plusieurs milliards en liquidités dans le système bancaire canadien, malgré le plan d'aide de 70 milliards annoncé à l'automne par le ministre Flaherty, et, maintenant, malgré le signal par la Banque du Canada qu'elle est prête à baisser son taux de manière dramatique pour soutenir l'économie, les conditions de crédit continuent de se resserrer pour les ménages et les entreprises au Canada. Que s'est-il passé ?

Une trappe à liquidité
La crise financière s'est maintenant transformée en crise économique. Nous sommes en récession depuis l'automne au Canada. Celle-ci diffère énormément des deux grandes récessions de 1981 et 1990 qui sont apparues dans le contexte d'une lutte contre une inflation. Grâce à l’action coordonnée des banques centrales, une augmentation importante des taux d’intérêts s'était traduite en ralentissement économique. La crise actuelle se déploie dans un contexte déflationniste: la valeur nominale des actifs financiers baisse; les taux d’intérêt sont déjà très bas, pour ne pas dire négatifs; des signes de déflation commencent à se manifester dans le secteur des biens de consommation. Cette dérive déflationniste pourrait se boucler sur elle-même en une sorte de cercle vicieux dépressif tel qu'a connu le Japon pendant les années 1990. Telle est, du moins, une des hypothèses défendue par l'économiste américain Paul Krugman. C'est le piège identifié par Keynes comme « trappe à liquidité », ou le désir de chacun d'assainir son bilan et de détenir des actifs liquides contribuent à l'instabilité générale et a un effet dépressif global (voir article plus bas).
Dans un tel scénario, l'ensemble des acteurs économiques vont s'engager dans une diminution de leurs activités et surtout remettre à plus tard leurs projets d'investissement, en même temps qu'ils s'engageront dans une recherche désespérée de liquidités. Les mesures envisagées à date pour répondre à la crise: la baisse des taux d'intérêts, les garanties de prêt, la recapitalisation de certaines grandes entreprises et institutions financières, sont nécessaires pour éviter un effondrement complet du système mais ne peuvent pas garantir une relance viable. L'accélération des dépenses publiques en infrastructures peuvent aussi aider à éviter le pire, mais les investissements publics annoncés à ce jour sont peut-être encore trop timides pour briser le cercle déflationniste/dépressif. Des baisses d'impôts auront un effet encore plus insignifiants dans la mesure où il s'agit de relancer la consommation de ceux qui en paient le moins, tout comme une diminution de l'imposition des entreprises ne les convaincra pas que leurs marchés sont tout-à-coup en expansion.

Les origines profondes de la crise
C'est pourtant les solutions qu'envisageait, avec optimisme, Jacques Ménard, président du conseil de BMO, dans La Presse du 28 Novembre (« Tout un lendemain de Veille »). En effet, la crise devait permettre d'assainir les bilans des ménages et des entreprises en occasionnant une augmentation du taux d'épargne. Cela garantirait à terme une reprise de la consommation au niveau connu pendant les deux dernières décennies. Il est important de le rappeler, la croissance en Amérique du Nord repose essentiellement sur le rythme de consommation des ménages auxquels nous participons au même titre que nos voisins du sud, du centre et de l'ouest. Or, Mr Ménard omet dans son scénario de tenir compte d'une réalité à l'origine de la crise actuelle. Le rôle de « consommateurs en dernier recours » des ménages nord américains s'est constitué dans un contexte de stagnation de leur salaires réels, c'est-à-dire que les revenus de la grande majorité des salariés n'ont pas progressé au même rythme que la croissance économique depuis les trente dernières années. Cela a, entre autres, permis aux entreprises d'engranger d'importants profits qu'ils ont investit dans les marchés financiers et maintenu sous forme liquide, au point où, en 10 ans, au Canada et aux États-Unis, le secteur des grandes entreprises était, jusqu'à l'orée de la crise, devenu globalement créditeur plutôt que débiteur. Les ménages ont pu jouer leur rôle de garant de la croissance uniquement par le biais d'une progression exponentielle de leur endettement. Une progression que l'inflation de leurs actifs immobiliers a temporairement voilé et que la titrisation par les banques de leurs dettes a, pendant un certain temps, donné un semblant de viabilité. Vouloir comme le souhaite Mr Ménard qu'ils continuent à jouer leur rôle économique de consommateurs en dernier recours en exigeant qu'ils adoptent des pratiques agressives d'épargne est profondément contradictoire et souligne à quel point la question de fond est tabou. Comme le soulignait Keynes il y a 70 ans, une économie ne peut pas croître si elle est clivée par d'importantes inégalités de revenus. Il va falloir éventuellement poser la question du niveau des salaires des ménages ordinaires et de la sécurité de leurs revenus si l'on souhaite rétablir une croissance qui passe par leur consommation et qui, en même temps, assainie leurs bilans et les dégagent d'un taux d'endettement important.
Plutôt que d'engouffrer nos efforts dans une trappe à liquidité, la crise actuelle devrait nous amener à revoir la répartition entre profit des entreprises et niveau des salaires ainsi que les mécanismes de marché qui creusent un fossé insoutenable entre les revenues stagnants de la majorité des salariés et l'explosion à la hausse des revenus d'une minorité auquel appartient Mr Ménard. Car tels sont, plutôt que la cupidité des uns et la négligence des autres, les facteurs à l'origine de la crise.

La trappe à liquidité: les mécanismes et étapes d'une spirale déflationniste et dépressive

Les mécanismes et étapes d'une spirale déflationniste et dépressive à partir du scénario de trappe à liquidité


1. Nous avons un système bancaire international fragilisé, au Canada malgré leurs bilans solides. Les banques ont perdu la source de financement que représentait la marché des titres adossés à leurs actifs qui leurs permettaient de maintenir un niveau élevé de crédit aux entreprises et aux particuliers en le titrisant. Un apport de liquidité dans ce contexte ne sert qu’à étancher la soif de thésaurisation des acteurs financiers méfiants et fragilisés, sans se traduire en offre supplémentaire de crédit. (voir ceci)

2. Au contraire le resserrement du crédit interbancaire amène les banques à restreindre le crédit aux entreprises et aux ménages et ce malgré des baisses significatives et continues des taux directeurs des banques centrales.

3. Les entreprises réagissent en diminuant ou reportant leurs investissements, elles font des mises à pied pour diminuer leur niveaux de production. Or la diminution/report d’investissements des uns se traduit en baisse de la production/de l’emploi des autres. Dans ce contexte, comme nous le verrons probablement dans le cas des producteurs d'automobiles, tout apport de financement sera, comme pour le secteur bancaire, absorbé pour thésauriser plutôt que pour investir ou maintenir l'emploi.

4. Les ménages perdent confiance en l'économie, perdent des revenus, perdent des emplois et constatent un diminution de la valeur nominale de leurs actifs financiers et immobiliers tandis que ce maintiennent leurs coûts de financement. Cela a plusieurs conséquences. La plus évidente est une baisse probable de la consommation causée par cette perte de confiance qui va s'ajouter comme pression supplémentaire sur les revenus des entreprises. Cette boucle classique nous la connaissons. Par contre, nous connaissons mal l'effet multiplicateur qu'aura la restriction du crédit à la consommation sur la croissance. Et, finalement, nous n'avons pas d'idée précise de l'effet sur le système bancaire, de l'augmentation des faillites de ménages et des entreprises ainsi que la progression des retards de paiement de créances qui seront engendrés par la fragilisation des revenus des ménages. Nous savons que cette boucle ne peut qu'amplifier le resserrement de crédit et la soif des banques pour des liquidités.

5. À cela il faut ajouter les effets du retournement du marché immobilier résidentiel. L'inflation de la valeur du patrimoine immobilier fut utilisé comme levier de crédit par les ménages, en même temps que la facilité avec laquelle les banques pouvait titriser leurs portefeuilles d'hypothèques - et donc ouvrir de nouveaux prêts - nourrissait l'expansion de la valeur de ces d'actifs. Ce bouclage positif, mais effectivement vicieux, entre titrisation, expansion de la valeur des actifs immobiliers et utilisation par les ménages de ceux-ci comme levier d'endettement à la consommation, se retourne en boucle négative où le poids de l'endettement des ménages conjugués à la stagnation, voire la baisse de la valeur de leurs résidences, a un effet dépressif sur leur consommation et fragilise les banques détentrices, par delà la titrisation du risque ultime de défaut de paiement.

6. Pour conclure, il faut ajouter l'analyse de ces mécanismes et l'effet de la dynamique boursière. Contrairement à la crise de 1929 ou à celle de 1987, les places boursières, le TSX, le New York Stock Exchange, ne sont pas à l'avant plan de cette crise qui a pour origine le marché interbancaire. Au contraire, ces bourses enregistrent ces développements et les amplifient. Elles ont été fortement ébranlées par la disparition d'une classe d'acteurs structurant: les grandes banques d’investissement, la lente l'implosion des valeurs engendre un phénomène qui multiplie l'effet de la crise de trois manières inter-reliées. Premièrement, les ménages qui ont des placements significatifs directs ou indirects (fonds) en bourse vont voir leur patrimoine baisser de valeur. L'impact de cet effet de richesse inversé est largement inconnu mais sera négatif. À cela il faut ajouter l'effet plus significatif d'une érosion possible de la base de capitalisation des entreprises cotées en bourse, qui ne pourront pas se recapitaliser si le prix de leurs actions baisse trop abruptement, d'autant plus que ces mouvements peuvent s'emballer sans raisons fondamentales. Cela peut s'avérer désastreux pour certaines d'entre elles, en particulier les banques, qui sont actuellement à la recherche de fonds propres et envisage d'émettre des nouvelles actions. Finalement, les engagements des grandes entreprises envers les caisses de retraite à prestations déterminées risquent d'agir comme un poids supplémentaire limitant l'expansion de leurs activités.