April 11, 2009

L’expropriation d’AbitibiBowater à Terre-Neuve : une réponse politique à la crise de l’industrie forestière.

Version modifiée d'un article paru dans la revue
Relations, no.732, mai 2009.

Le 4 décembre dernier, la forestière AbitibiBowater faisait l’annonce de la fermeture définitive de l’usine de papier de Grand Falls-Windsor à Terre-Neuve, une fermeture qui entraînait la mise à pied de 750 travailleurs dans une ville dépendant essentiellement des activités de la compagnie. Devenue monnaie courante dans une industrie dont le mode de développement est devenu insoutenable, ce genre de mauvaise nouvelle n’aurait sans doute pas attiré autant l’attention si une réaction politique n'avait suivi deux semaines plus tard : le 16 décembre, en effet, le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Danny Williams, faisait adopter une loi menant à l’expropriation de tous les actifs détenus par AbitibiBowater dans la province, à l’exception de l’usine visée par la fermeture. En fait, ce sont les droits de coupe dans les forêts publiques, mais surtout les barrages hydro-électriques alimentant l’usine qui faisaient l'objet d'une réappropriation collective par la voie législative.

Bien que cette mesure, à laquelle des années de libéralisme économique et politique nous ont déshabitué, a valu au premier ministre terre-neuvien de voir confirmer son surnom de « Danny Chavez », elle n'avait pourtant rien de bien « révolutionnaire ». En effet, en vertu d'une entente contractuelle conclue en 1905 entre le gouvernement de Terre-Neuve et l’Anglo-Newfoundland Development Company, le prédécesseur d'AbitibiBowater, l'octroi à la forestière de droits de coupe et de harnachement de rivières était explicitement assorti de l'obligation pour elle d'opérer au moins une unité de production dans la province. À Terre-Neuve comme au Québec, on le sait, l’essor historique du secteur manufacturier a principalement reposé sur une stratégie de développement couplant usine et barrage, l’internalisation des coûts d’électricité pour la production constituant pour les compagnies un avantage comparatif à l’échelle continentale.C’est ainsi qu’en annonçant la fermeture de Grand Falls-Windsor, dernière usine gérée par AbitibiBowater à Terre-Neuve, la forestière venait de mettre légalement un terme à ses engagements économiques ainsi qu’à l’entente, ce qui, du coup, éteignait ses droits sur l’exploitation de la forêt et de l’eau. « No paper, no power » a ainsi réaffirmé le gouvernement terre-neuvien, déterminé à conserver sa souveraineté sur ses ressources naturelles.

Or, cette réaction n’était manifestement pas prévue par AbitibiBowater, pour qui la fermeture s’inscrivait dans une stratégie de stabilisation de sa situation financière. Frappée de plein fouet par une crise de l’industrie que son modèle d’affaire a contribué à générer, AbitibiBowater s’est récemment retrouvée confrontée à des problèmes majeurs de liquidité et de solvabilité. Avec des bénéfices en forte baisse et une dette de 6,2 milliards $ - dont une tranche de 1 milliard $ doit être remboursée d’ici la fin de l’été, la corporation a décidé de fermer des usines afin de réduire ses coûts d’opération, et de se départir de ses actifs les plus « appréciés » par les marchés afin de pouvoir dégager de nouvelles liquidités. Pour elle, la fermeture de l’usine de Grand Falls-Windsor correspondait ainsi à faire une pierre deux coups : procéder à des économies de coûts fixes (salaires et machinerie du complexe industriel) et, surtout, tirer le maximum de profits de la vente des installations hydro-électriques attenantes à cette usine. La valeur des actifs circulant dans le marché nord-américain de l’énergie ayant littéralement explosée en quelques années, AbitibiBowater a vu dans cette filière une voie de sortie de crise financière, quitte à rompre le tandem usine - barrage qui avait jadis fait sa fortune mais qui aujourd’hui représentait un boulet. Or, c’est précisément au nom des possibilités que présente cette formule pour le développement économique de son territoire que la législature terre-neuvienne a coupé court au projet de mise aux enchères des barrages en les expropriant.

Confrontée à ce qui lui est apparue comme un dangereux précédent, AbitibiBowater a déclaré que cette expropriation contrevenait à ses droits d’investisseur, et a décidé de recourir aux dispositions du chapitre 11 de l’ALÉNA pour soutirer une indemnité financière du gouvernement canadien. La procédure est maintenant enclenchée, et c’est le gouvernement Harper qui devra aller plaider la cause de Terre-Neuve devant le tribunal de l’ALENA, qui a la charge de juger de la validité des doléances d’AbitibiBowater et de déterminer, le cas échéant, la hauteur de l’indemnité à verser.

Pendant ce temps, la forestière a signalé son intention de vendre plusieurs autres de ses barrages en Ontario et au Québec. Les travailleurs des usines avoisinant ces installations ont évidemment raison de s’inquiéter, dans la mesure où la vente de ces actifs signifierait la fin d’un approvisionnement en électricité à bas coût, et donc aussi la fin des « avantages comparatifs » des unités productives du Québec. D’autant plus qu’AbitibiBowater devra composer avec des puissances financières que ses difficultés ont attiré comme des mouches vers le fumier : au mois de février, le fonds d'investissement américain Steelhead Partners est devenu l’actionnaire majoritaire d’AbitibiBowater en haussant sa position à 15 % des titres détenus. Comme tous les fonds de ce type, le but de cet actionnaire sera de maximiser la valeur financière de la compagnie en recourant à tous les moyens envisageables à court terme, notamment en exerçant des pressions supplémentaires pour que la compagnie restructure, démantèle ou liquide une grande part de ses actifs. D’autres fermetures sont donc à prévoir. La crise sera longue et douloureuse. Ce que l’exemple de Terre-Neuve a montré, c’est que le démantèlement de ce modèle de développement de l’industrie forestière peut être une occasion de « re-nationalisation » des actifs, d’abord au profit des communautés rurales. En cela, c’est bien d’une voie politique de sortie de crise qu’il s’agit, ayant l’avantage de redonner à la société une emprise réfléchie sur son milieu de vie, une voie qui est cependant porteuse d’affrontements à venir avec les classes d’affaires nord-américaines.

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