February 22, 2010

Une bulle immobilière au Canada ? Une analyse critique du régime d'accès la propriété et de financiarisation du patrimoine habité


“Bubbles are best identified by credit excesses, not valuation excesses,” James Chanos, a New York hedge find manager and well-known short seller



Dans la foulé d'un commentaire de Stephen Jarislowsky sur la sur-évaluation du marché immobilier montréalais, le texte ci-dessus argumente qu'il y a pas tant une bulle immobilière qu'une bulle du crédit hypothécaire au Canada.

Celle-ci doit se comprendre comme une manifestation d'un problème plus général de sur-endettement des ménages.

Nous illustrons à travers le cas particulier du crédit hypothécaire les structures, actions et politiques conjointes du secteur financier et du gouvernement canadien qui ont contribué à créer et entretenir cette bulle et qui engendre une situation de très grande fragilité pour les ménages salariés endettés.

Nous souligons la non-viabilité à moyen terme de cette stratégie d'affaire des grandes banques (auquel participe activement le mouvement Desjardins) et insistons sur le fait qu'elle constitue un frein au développement d'un modèle alternatif et coopératif ou collectif d'accès à la propriété résidentielle et au logement, un modèle plus écologique et plus socialement viable.

Un tel modèle alternatif impliquerait en premier lieu de remettre en question le régime actuel basé sur la propriété privée et exclusive ainsi que les pratiques de financement que celui-ci permet et qui transforment ce patrimoine en levier d'endettement et en actif financier.

Notre analyse comporte trois sections: dans une première section nous examinons la question de la présence ou pas d'une bulle immobilière au Canada; dans une seconde section, nous situons la question de l'excroissance de l'endettement hypothécaire dans la problématique plus générale de l'endettement des ménages au Canada et nous examinons les mécanismes financiers de conversion du patrimoine immobilier en levier d'endettement; dans une dernière section nous présentons les différentes mesures de politiques publiques qui ont contribué à engendrer cette situation et nous terminons avec un aperçu de quelques alternatives.

Le texte actuel contient les sections 1 et 2 tandis que la dernière section ainsi que la conclusion seront ajouté d'ici peu.

1. Observations générales concernant une bulle sur le marché immobilier "canadien”

Qu’est-ce qu’une bulle ?
Pour qu'il y ait une "bulle" sur un actif, le prix de celui-ci ne doit pas seulement croître à une vitesse exponentielle, mais nous devons observer 1. une augmentation exponentielle de la quantité de transactions, 2. un mouvement des prix entraînés par des achats/ventes qui représentent des gains en capitaux immédiats (la transaction en tant que telle doit engendrer une augmentation du prix), 3. un financement de ses transactions à crédit avec des effets de levier de plus en plus importants, 4. l'apparition de spéculateurs - spécialisés dans l'achat vente des actifs, 5. la production d’actifs en fonction des gains spéculatifs plutôt qu’en fonction d’une offre réelle.

Sommes-nous dans une bulle immobilière au Canada en 2010 ?
Au sens strict, il n'y a pas encore de bulle immobilière au Canada, pas encore...., les facteurs 1 et 2 ne sont pas encore assez généralisés et forts, le facteur 3 est très important, les facteurs 4 et 5 (apparition de spécialistes du "buy and flip", projets immobiliers purement spéculatifs) ne semblent pas être développés. Mais le facteur 3, lié à la question du crédit, engendre des tensions très importantes.

Dans une note récente le service de recherche économique du mouvement Desjardins tout en s'inquiétant de la progression des prix dans le secteur de la revente, parle de "surchauffe" mais souligne qu'il n'y a pas d'indication claire de la formation d'une bulle dans le secteur immobilier.
Selon l’indice “teranet” de la Banque Nationale (http://www.housepriceindex.ca/Default.aspx) mesurant l’augmentation pan canadienne de la valeur des résidences, il y a de fortes disparités régionales et sectorielles dans le marché immobilier résidentiel canadien. Il semble que des pressions les plus vives à la hausse sur les prix se manifestent surtout dans deux grandes régions urbaines, soit Toronto et Vancouver. Montréal connait certes une forte et constante progression des valeurs immobilières, en particulier dans le secteur multiplex, mais celle-ci semble surtout provoqué par un écart entre l'offre et la demande.

Une bulle du crédit immobilier résidentiel ?
Par contre si nous reprenons nos critères qui définissent une situation de bulle et les appliquons au secteur du crédit immobilier résidentiel, on peut considérer que cet actif financier connait une sorte de bulle insoutenable surtout quand on y ajoute le crédit plus général auquel ont accès les ménages.

La dynamique des prix de l’immobilier résidentiel est liée à cette bulle du crédit d’une double manière. D’un côté l’augmentation des prix immobiliers contribue à des niveaux d’endettement hypothécaire de plus en plus élevés (surtout pour les 1er acheteurs), ensuite de manière plus perverse, la liquidité sur le marché des créances hypothécaires permet une expansion de l’offre de crédit qui valide et entretient la hausse des prix. Le degré d’auto-renforcement du processus décidera de l’intensité de la croissance de la bulle et de la possibilité que celle-ci devienne une véritable bulle immobilière présente sur l’ensemble des grands marchés résidentiels du Canada.

En ce sens, les données compilées par l’OCDE montrent qu’au Canada le ratio de prix des résidences vs les revenus des ménages connait un sentier de croissance qui progresse à un rythme important depuis dix ans. Certes, la croissance fut moins intense au Canada par rapport à d’autres pays anglo-saxons pendant les années clés de la bulle immobilière soit en 2002 - 2005, mais depuis elle progresse obstinément, alors même qu'après cette bulle les valeurs stagnent ou baissent ailleurs.

Pourquoi c'est inquiétant ?
En termes macro-économiques,
cette situation inquiète (en particulier la banque du Canada) parce qu’elle se déploie dans un contexte de taux d’intérêt particulièrement très bas. Les coûts de financement du crédit aux ménages sont ainsi artificiellement bas. En fait, les taux d’intérêt sont à des niveaux historiquement bas non seulement depuis 2 ans en réponse à la crise financière de 2007- 2008, mais ils sont historiquement très bas depuis près d’une décennie. Depuis ces dix ans, les ménages ont cumulé un endettement hypothécaire ayant un coût en terme d’intérêt très faible, ils sont donc extrêmement sensible à un choc de taux d'intérêt. Ce choc aurait des répercussions immense sur toute relance économique sachat que plus de 60% du PIB canadien repose sur les dépenses de consommation en bien courant et durable des ménages.

En termes d’économie politique et sociaux,
ces développements ont plusieurs conséquences. En premier lieu elle contribue à entretenir par le sur-endettement un modèle de consommation et de distribution inégale de la richesse qui n’est pas viable tant sur les plans écologiques que sociaux. Deuxièmement, elle rend possible un modèle d’accès au logement et à la propriété résidentiel qui précarise et fragilise des jeunes ménages et familles issus de la majorité salariée, salariés qui n’ont pas bénéficiés de la croissance de la dernière décennie en terme de progression de revenu.

Mais encore plus important, ces développements repoussent un tournant nécessaire vers des solutions alternatives à la pénurie de logement abordable, accessible et de qualité dans les zones urbaines, péri-urbaines et rurales. En effet, le modèle actuel favorise non seulement (encore) l’étalement urbain dans les villes dortoirs en périphérie de Montréal mais une évolution du parc immobilier résidentiel urbain sur l’île de Montréal orienté par des investissements qui ne répondent d’aucun critère de viabilité écologique et sociale.

Le modèle de la propriété privée favorise plutôt des investissements qui font augmenter la valeur des résidences par le biais d’ajouts et de rénovations de leurs aspects “ostentatoires”, quand les résidences ne sont pas tout simplement utilisées comme levier d’endettement pour des dépenses de consommation qui n’ont rien de durables ni de lien avec les immeubles en question. Les développements actuels constituent ainsi un frein à l’élaboration d’alternatives écologiques et collectives qui rompent avec un modèle dominé par la propriété individuelle qui est de moins en moins viable sur le plan urbanistique et financier.


2. Endettement des ménages et secteur immobilier résidentiel
Au Canada, malgré la crise financière de 2007 - 2008 et la récession de 2008 - 2009, l'endettement des ménages a continué à progresser à une vitesse qui suit la même courbe d'accélération qu’avant 2007. Comme le montre le graphique ci-dessus, nous venons donc de nous distinguer des autres économies libérales en particulier le Royaume-Uni et des États-Unis que nous suivions depuis les années 80. Nous continuons seul la marche vers le sur-endettement, certes à partir d'un niveau inférieur d’endettement des ménages que le Royaume-Unis et les États unis, mais à une vitesse supérieure. À ce rythme notre niveau d’endettement devrait dépasser celui des deux autres économie d’ici 2011.

D’un point de vue strictement économique cela se traduit par des banques qui ont continué à augmenter leur offre de crédit aux ménages sans tenir compte de la récession et de la dégradation du bilan des ménages, tandis que les consommateurs continuent de demander plus de crédit en espérant que l’évolution de leur revenus futurs pourra soutenir le poids de cet endettement supplémentaire et ce malgré la relative stagnation des revenus depuis maintenant une trentaine d’années.

Pour les premiers, le secteur bancaire, la stratégie d'affaire passant par l'endettement des consommateurs n'a pas été révisée malgré la crise et la récession. Pour les seconds, la stratégie de maintient de la consommation par l'endettement n'a pas été révisée. Dans les 2 cas la viabilité de ce régime du sur-endettement n'est pas questionnée, pourquoi ?

Dans le cas des banques, elles se font concurrence pour endetter les ménages, aucune ne peut se permettre d'arrêter ou de resserrer en premier, elles perdraient des clients sources de revenu. Dans le cas des ménages, la stagnation des revenus et la facilité d'obtenir du crédit est venue brouiller la ligne entre actif et passif, entre salaire et crédit.

L’augmentation des prix résidentiels et de facto la taille de la dette hypothécaire moyenne est venue s’arrimer à ce processus d’expansion insoutenable de la dette des ménages. Arrimage signifie dans ce cas ci plus qu’une addition ! Les deux formes d’endettement sont liées par les innovations financières que les banques proposent aux ménages pour transformer leurs actifs immobiliers en levier d’endettement.

Les multiple rôles économiques de l'endettement hypothécaire
L'endettement hypothécaire ne sert plus uniquement à acheter une propriété résidentielle, car de plus en plus les actifs immobiliers sont transformés en leviers de crédit. Comme nous le rapport par leur tapage incessant les publicités financières, les banques ont développé des instruments permettant de “libérer” la valeur immobilisée dans les briques, le béton et le bois d’une résidence. La valeur de l’immeuble qui adviendrait d’une éventuelle vente de la propriété sur le marché devient ainsi une source de liquidité immédiate et indéterminée, sans finalité et limites.

Les outils sont multiples et ils se sont multipliés depuis une décennie, c’est-à-dire à mesure même que se développait le régime de surendettement des ménages et que progressait le prix des résidences sur le marché de la vente et de la revente. Que ce soit par le biais du refinancement hypothécaire, d’hypothèques inversées ou de l’établissement de ligne de crédit rattachées à l’équité de la propriété immobilière, ces instruments ont deux caractéristiques problématiques dans le contexte actuel.

Premièrement, ils sont directement dépendant d’une progression constante et même accélérée de la valeur des propriétés résidentielles et donc liée à l'effervescence du marché de la revente et éventuellement à une bulle dans ce segment de marché. Mais aussi ils sont particulièrement sensibles à toute baisse soutenue des prix immobiliers, encore plus à une correction majeure comme c’est le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis. Ensuite, par la progression de la valeur des actifs immobiliers, le niveau d’endettement des ménages est en quelque sorte voilé de deux manières complémentaires:
  • par un l’effet de bilan la progression virtuelle de la valeur marchande de l’actif immobilier voile la détérioration réelle du rapport entre endettement et revenu disponible des ménages;
  • ensuite par la conversion systématique de dettes de consommation en dette hypothécaire lors des refinancements hypothécaires ou par transfert de soldes d’une carte de crédit vers une ligne de crédit hypothécaire. Cela provoque une diminution fictive des “mauvaises dettes”, le crédit à la consommation, au profit d’une augmentation d'une “bonne dette” auquel correspond en théorie un actif immobilier.
Ce processus de consolidation, qui est en fait le transfert d’une dette d’un compte à un autre, et d’une échelle temporelle (court terme) à une autre (long terme), permet sur le plan macro-économique de masquer le niveau réel de l’endettement des ménages par crédit à la consommation, car nous ne savons pas la part des hypothèques qui renvoie à la consolidation de ces dettes.

Bref, depuis plusieurs années maintenant, les banques se font concurrence pour proposer aux ménages salariés des mécanismes de transformation du patrimoine immobilier résidentiel en actif servant de levier d'endettement, et une grande part de cette endettement sert à valider une consommation courante qui est sur le plan écologique et social insoutenable. Curieux paradoxe, ou contradiction typique du capitalisme financiarisé, ce qui semble le plus fixe, stable, solide et immobile notre patrimoine bâti se mue en une puissance liquide, virtuelle et evanescente.

3. Facteurs économiques et politiques derrière la bulle de crédit aux ménages


(à venir)

4. Alternatives et solutions possibles

(à venir)





January 29, 2010

Séminaire du CAFCA - 12 février 2010

Globalisation de l’industrie agro-alimentaire :
sa dynamique, ses acteurs et ses enjeux pour l’agriculture québécoise

Par
David Dupont
Sociologie, Université Laval

"Ma conférence aura pour but de présenter un portrait d’ensemble de l’industrie agroalimentaire au Québec, en insistant, dans un premier temps, sur l’évolution des rapports entre les acteurs ayant concouru à massifier et à standardiser la production agricole. Si, après la Seconde guerre mondiale, les fermes ont été dans une certaine mesure intégrées à la gestion des firmes de transformation alimentaire, ces dernières années la montée en puissance des grands distributeurs a mélangé les cartes. Je présenterai dans un second temps la thèse selon laquelle c’est suite aux impératifs de concurrence qu’ont été adoptées au sein de l’industrie des pratiques relatives à la valorisation actionnariale. (D.D.)"

Vendredi 12 février 2010
14h00
Salle A-3316, pavillon Hubert Aquin
UQÀM

January 15, 2010

Séminaire du CAFCA - 22 janvier 2010

Convergence vers une conception de la valeur ?

Par
Marie-Pierre Boucher
Sociologie, UQÀM

"Après une mise en contexte qui fera apparaître mes démêlés avec la question de la valeur, j’aimerais proposer une discussion argumentée sur cette question.

J’aimerais alors insister sur une compréhension historique du procès de valorisation, une compréhension qui pourra mettre en évidence les similitudes entre la synthèse proposée par Postone et la théorie du consommateur de Gary Becker, ce qui permettra aussi de critiquer cette dernière théorie pour sa méconnaissance (son fétichisme).

J’aimerais ensuite que nous tentions de faire le point sur la virtualisation de la valeur dans le capitalisme financier. N’y a-t-il pas là une rupture touchant la manière dont elle découle du rapport au temps (comme le suggère Pineault) ?

J’aimerais enfin que nous prenions position, en tant que sociologiques, sur la pertinence de nos analyses de la valeur. (M-P. B.)"

Vendredi 22 janvier 2010
14h00
Salle 3470, pavillon Charles-de Koninck
Université Laval

January 14, 2010

Questionner la finalité des flux d'épargne salariale

L'Institut de recherche sur l'économie contemporaine (IRÉC) a publié le 13 janvier 2010 un rapport de recherche sur l'économie politique des caisses de retraite au Québec, qui a été produit par quatre chercheurs du CAFCA. Les caisses de retraite, on le sait, constituent des véhicules financiers décisifs dans la structuration de l'espace économique national, notamment par le biais des stratégies d'investissement et des circuits de valorisation qu'empruntent les flux d'épargne salariale qui y sont capitalisés.

Si le but premier du rapport consistait à donner un panorama de la situation financière et des structures de régulation des caisses de retraite québécoises depuis la crise financière de 2008, il a plus fondamentalement problématisé l'absence d'information concernant les décisions d'investissement et les stratégies de placement de ces acteurs financiers. Cet angle mort est évidemment laudatif, dans la mesure où la finalité des flux d'épargne salariale constitue un enjeu politique fondamental : plutôt que de servir à financiariser et à déstructurer toutes les totalités économiques viables, ces leviers financiers pourraient faire l'objet d'une réappropriation politique mise au service de finalités plus respectueuses de la nature, des économies et des sociétés humaines.

Ce rapport de recherche s'inscrit ainsi à la fois dans un débat sur les finalités de l'économie qui, au Québec, s'est récemment cristallisé autour de la "mission" de la Caisse de dépôt et placement du Québec, et à la fois dans les études empiriques plus générales qui cherchent à documenter le rôle de ces organisations financières dans la restructuration du rapport entre finance et industrie.

On trouvera la version intégrale de ce rapport ici :
http://www.irec.net/upload/File/rapport_caisse-de-retraite_211209_irec.pdf

January 13, 2010

La débâcle d'un modèle de développement forestier

Version modifiée d'un article paru dans le journal
Le Mouton Noir, nov.-déc. 2009

Rien ne va plus pour la grande industrie forestière au Québec, tout le monde le sait. Même le porte-parole du Conseil de l’industrie forestière du Québec, Guy Chevrette, qui ne cesse de répéter sur toutes les tribunes ce message, dans l’attente de voir l’État socialiser de nouveau les pertes de l’industrie. Encore une fois, la société québécoise devrait faire l’effort de soutenir les multinationales du secteur forestier, diminuer le coût de la fibre, alléger la réglementation, prendre en charge ceci, laisser faire cela. Les communautés forestières et leurs représentants, pris en otage par l’industrie, n’osent contredire ce discours séculaire, qui évacue pourtant l’essentiel : les crises de plus en plus graves que traverse le secteur forestier québécois sont provoquées par le modèle dominant de l’industrie forestière lui-même.

Si les tenants de ce modèle cherchent dans la crise actuelle une occasion de resserrer les rangs derrière eux et continuent de justifier malgré tout les privilèges que ce modèle reconduit, ils peinent cependant de plus en plus à cacher sa faillite. Deux événements survenus au cours des derniers mois l’ont montré et ont inauguré une période de bouleversements qui pourrait être favorable à l’essor d’alternatives économiques forestières davantage enracinées dans les réalités du monde socio-forestier québécois. D’abord, un colosse de l’industrie a été ébranlé au printemps dernier : incapable de refiler à d’autres une dette astronomique de six milliards de dollars, la transnationale AbitibiBowater n’a pu convaincre ses créanciers qu’elle avait de l’avenir et a dû se placer en avril 2009 sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers. Détenant à elle seule près de 40 % de la possibilité forestière globale, AbitibiBowater décide littéralement du sort de près de 28 000 travailleurs directs et indirects au Québec, tous répartis à travers une trentaine de communautés vivant principalement de la forêt. Depuis avril, la compagnie et tout ce qu’elle administre sont ainsi suspendus à l’efficacité d’un processus de restructuration, qui a notamment mené à la fermeture d’usines devenues symboles d’un gâchis : Donnacona, Beaupré, Clermont, Dolbeau-Mistassini. En vertu d’une clause de non-concurrence qui condamne à l’impuissance, ces installations ne peuvent être rachetées et relancées par les travailleurs et la communauté locale. Leur colère se comprend.

Il faut savoir regarder les choses en face : la faillite probable d’AbitibiBowater pourrait contribuer à ouvrir le jeu. Ouvrir le jeu pour plusieurs entreprises, coopératives ou initiatives de cogestion territoriales qui trouveraient là une chance inespérée de quitter la marginalité pour devenir des pôles forestiers structurants pour les communautés qui vivent de la forêt. Ou mieux encore : de devenir des modèles d’innovation basés sur la diversité des richesses écologiques et économiques du monde forestier. Manifestement, l’effondrement de ce géant pourrait, partout où il verrouille l’imagination, donner de l’espace à une autre foresterie. Par ailleurs, un second événement survenu récemment pourrait permettre une relance endogène du monde socio-forestier québécois. Le gouvernement du Québec a déposé cet été le projet de loi 57 sur l’occupation du territoire forestier, projet de loi qui a été présenté par son ministre responsable comme une « petite révolution ». L’expression est trompeuse : à bien y regarder, ce projet de refonte du régime forestier n’entraverait aucunement le contrôle des filières commerciales de la pâte et du sciage par les grandes transnationales, puisqu’elles exerceraient encore leur puissance de marché sur les principaux segments de production et de distribution. Mais ce nouveau régime contient des éléments qui pourraient faire entrer de l’air dans la maison. Parmi ceux-ci, mentionnons que l’élaboration des plans d’aménagement forestier ne serait plus la prérogative des organisations privées de l’industrie. Le processus de planification forestière, supervisé par l’État, passerait maintenant par une instance régionale de gestion intégrée des ressources chargée de construire les plans d’aménagement. Cette instance, qui relèverait des Commissions régionales sur les ressources naturelles et le territoire (CRRNT) propres à chaque Conférence régionale des élus (CRÉ), réunirait autour d’une même table les principaux utilisateurs des unités d’aménagement forestier, quel que soit leur rapport au territoire.

Ainsi, les forêts ne seraient plus réduites a priori à de la matière ligneuse, et l’industrie forestière serait contrainte de composer avec des acteurs qui poursuivent des buts distincts, voire opposés à la logique productiviste du modèle actuel. Cette planification conjointe est peut-être ce qui donnerait les meilleures occasions aux forces vives des communautés forestières de se coaliser. Les projets de gestion de lots intramunicipaux, de forêts habitées et de forêts de proximité pourraient devenir le fer de lance d’une reprise en charge collective de la forêt par le milieu. Nous sommes encore bien loin d’une remise en cause des structures économiques qui dépossèdent quotidiennement le Québec d’une large partie de ses richesses forestières, mais il y a peut-être ici de l’eau qui, s’immisçant dans les lignes de la pierre, pourrait finir par la fendre en hiver.

La combinaison de ces deux événements pourrait donc être favorable pour sortir d’une énième crise du modèle productiviste et, pourquoi pas, du modèle lui-même. Pourquoi « pourrait »? D’abord parce qu’un changement de modèle ne pourra se réaliser sans la détermination des acteurs québécois à tourner la page, ce qui signifie préférer un pouvoir de structuration interne de l’espace économique régional à une dépendance aux simples retombées économiques. Ensuite parce que l’on ne saurait sous-estimer la capacité du modèle dominant de la grande industrie à se rénover pour maintenir ce qu’elle considère être ses privilèges face aux communautés forestières, ses libertés face à l’État et ses « droits acquis » face à la société en général. Nous sommes en présence d’une industrie qui, il importe de le redire, s’est développée selon une logique coloniale et a pris goût à considérer le monde forestier comme une vulgaire réserve d’actifs à valoriser. Il est grand temps de remettre en cause notre docilité et de prendre les moyens pour réaliser des projets à la hauteur de nos talents. Et des projets, nous n’en manquons pas.